Cela faisait maintenant deux jours que j’avais décidé d’éviter Élie aussi longtemps que possible. Je passais désormais mon temps avec Marina, à discuter de tout et de rien. Parfois Johanna et Élize nous rejoignaient, mais Élize repartait rapidement auprès de sa chef de meute. Quant à Johanna, elle tenait à affirmer qu’elle avait le droit de rester avec qui elle voulait, et Élie ne semblait jamais le lui reprocher. Ce matin était une de ces matinées où elle préférait rester avec Marina et moi.
Je m’étais levée de bonne humeur, ce qui venait sûrement du fait que je m’étais réveillée par moi-même quelques minutes avant le passage des infirmiers. Qui l’aurait cru il y a de cela même pas une semaine ? Certainement pas moi en tout cas. Lorsque les infirmiers me demandèrent d’aller dans le bureau de la psychiatre, j’y allais donc sans rechigner.
La porte du bureau était déjà ouverte, prête à m’accueillir. La psychiatre me tendit la main avec un sourire, je la lui serrai puis m’assis. Si je ne savais pas en quoi pourrait bien consister notre entretien, je ne me doutais absolument pas de ce qu’elle allait me dire.
- Bonjour Mélina. Comment allez-vous ?
- Ça va, répondis-je avec un léger sourire.
- Je comptais commencer les séances avec vous à partir de la semaine prochaine, mais il y a un petit évènement aujourd’hui. Un nouvel adolescent va rentrer dans le service cet après-midi, vous allez donc changer de chambre. Nous aurions pu le placer dans la chambre à côté de la votre, mais nous préférons réserver la chambre n’ayant pas de serrure dans la porte de la salle de bains aux nouveaux arrivants. Cela ne vous pose pas de problème ?
- Ah, j’ai le choix ?
Ayant remarqué mon ton sans animosité par rapport à d’habitude, elle ne retint pas son rire après avoir entendu ma question.
- Pas vraiment, non, dit-elle finalement.
- Ça ne me dérange pas de toute façon.
- Tant mieux dans ce cas, certains sont réticents à changer leurs affaires de chambre. Comment se sont passés les derniers jours ?
- Bien, je m’intègre mieux dans le service.
- C’est ce que les infirmiers ont remarqué, je suis ravie que ce ne soit pas du cinéma. Vous avez des affinités avec des ados en particulier ?
- Quelques unes avec Marina et Johanna, oui. Les autres ne s’intéressent pas particulièrement à moi.
- Cela vous gêne ?
- Pas vraiment, je n’y fais pas attention.
- C’est la bonne réaction à avoir. Y a-t-il quelque chose dont vous voudriez me parler ?
- Pas spécialement.
- Bien. Je ne vous retiens pas plus longtemps dans ce cas, nous commencerons le travail sur vous-même à partir de la semaine prochaine, une fois que le week-end sera passé.
Elle se leva et me raccompagna jusqu’à l’entrée du service. Les autres semblaient avoir été mis au courant de l’arrivée d’un nouveau venu car Julie m’attendait de pied ferme devant la porte, prête à me hurler la nouvelle.
- Tu vas être juste à côté de ma chambre ! dit-elle en s’agrippant à moi.
- C’est bon, lâche-moi, dis-je en me dégageant le bras.
- Je parle aussi dans mon sommeil d’après ce qu’on m’a dit. Tu me diras si tu m’entends !
Super… Sur cette nouvelle, elle repartit en riant vers la salle commune. Dan, de service ce matin-là, sortit avec le trousseau de clés de nos chambres.
- Viens, on va déménager tes affaires, dit-il.
Je le suivis jusqu’à la porte de ma future ancienne chambre. Je n’avais que très peu d’affaires – seulement des vêtements, en réalité – et ma chambre fut donc rapide à déménager. Celle que Dan m’ouvrit afin que je dépose mes affaires était jaune pâle et avait la même disposition que la précédente, à la différence que tout était dans le sens opposé. Je déposai mon sac sur le lit et sortit à la demande de Dan, qui me dit que j’aurais tout mon après-midi pour faire du rangement.
De retour avec les autres, je constatai que la nouvelle d’un arrivant avait opéré quelques changements de comportement : Élie et l’intégralité de sa troupe émettaient des hypothèses sur le physique du nouvel arrivant, et d’autres choses trop futiles à mon goût. Marina, comme bien souvent, lisait son livre assise sur le canapé. Elle ne semblait pas plus intéressée que moi par la discussion que tenait le quatuor de filles, à seulement quelques mètres d’elle. Elle posa son livre lorsque je m’assis à côté d’elle.
- Tout s’est bien passé, avec la psychiatre ? demanda-t-elle.
- Oui. Elle voulait seulement me prévenir que j’allais changer de chambre, savoir si ça ne me dérangeait pas et avoir un petit aperçu de mes relations avec tout le monde.
- Profites-en tant qu’elle ne se lance pas dans des conversations à prise de tête ! dit-elle tout sourire.
- Elle m’a dit qu’elle s’y attaquerait après le week-end. Ça ne me laisse pas trop de répit, lui répondis-je avec le même sourire.
- C’est juste le coup de s’y mettre, on s’y habitue. Ses questions restent « normales ». En revanche quand tu verras le psychologue…
- On est suivies par deux personnes ?
- Normalement oui. Tout le monde est suivi par Mme Sanchez tous les deux ou trois jours, puis ensuite nous voyons l’un des deux psychologues une fois par semaine, pour un autre type de suivi.
- Quelle est la différence entre les deux suivis ?
- La psychiatre est principalement là pour gérer la médicamentation et les problèmes plus profonds. Le psychologue te parle un peu plus de la vie de tous les jours, ou des sujets un peu tordus si tu es suivie par Jean-François. C’est lui qui suit la majorité des ados qui sont ici, mais le deuxième psychologue suit tous les ados qui viennent de familles d’accueils. Donc tu as des chances d’être suivie par Jef, puisque ce n’est pas ton cas.
- Personne n’a vu de psychologue cette semaine, si ? demandai-je.
- Non, Jef avait des impératifs familiaux et le deuxième psychologue était en formation, il me semble.
- C’est le bordel l’organisation, ici…
- Un petit peu ! rit-elle.
La conversation dériva vers des sujets plus légers pendant encore un long moment, passant parfois du coq à l’âne. Moi qui n’étais pas d’un naturel très bavard depuis plusieurs mois, j’avais l’impression d’avoir trouvé quelqu’un avec qui j’aurais pu parler une nuit entière sans me lasser.
Il était 15h lorsque le nouveau arriva. Sandrine, une infirmière dont j’avais fait la connaissance au début de son service de l’après-midi, était sortie du service il y a maintenant un quart d’heure, et elle revint avec un garçon de notre âge derrière elle. Il portait sur son épaule un sac de sport noir qui semblait bien rempli. Les mains dans les poches d’un grand sweat-shirt noir au nom d’un célèbre groupe de metal, il affichait une mine renfrognée et avait le regard baissé vers le sol. Sandrine l’amenait directement dans sa chambre ; soit la visite serait pour plus tard, soit il l’avait déjà effectuée avant que je n’arrive. Marina répondit sans le savoir à mon interrogation :
- Il était venu visiter le service il y a une semaine ou deux, dit-elle. Les filles vont être déçues, il est à leur goût mais il semblait peu communicatif.
- Peut-être parce qu’il doit venir ici justement, répondis-je.
- Je pense aussi. Mais ça s’arrangera avec le temps, comme tout le monde. À moins qu’il ne soit comme ça par nature.
J’acquiesçai ses dernières paroles d’un signe de tête. Une idée en amenant une autre, je me demandai pour la première fois depuis quand Marina était hospitalisée ici. C’était une question que je ne m’étais jamais posée auparavant, que ce soit pour elle ou pour n’importe laquelle des autres filles. Je décidai de me lancer, ce n’est pas comme si elle allait me manger.
- Je peux te poser une question ?
- Une deuxième, tu veux dire ? dit-elle, moqueuse.
- Oui, lui répondis-je avec un sourire en coin. Tu es ici depuis combien de temps, si ce n’est pas indiscret ?
- Pour cette hospitalisation là, cela fait environ quatre semaines. Mais c’est la troisième fois que je suis hospitalisée.
- Oh…
- La première fois, il me semble que c’était il y a deux ans. J’y suis restée quatre mois pour dépression. La fois suivante, c’est parce que j’ai replongé ; il y a eu un peu moins de deux mois d’écart.
- Tu as une vie joyeuse à ce qu’on dirait…
- C’est vrai. Je suis une habituée de la maison, comme tu as dû le comprendre.
Je ne savais plus quoi dire après ces révélations. À quoi donc pouvait ressembler sa vie pour qu’elle ait souffert autant ? Et qu’elle souffre encore autant aujourd’hui ? Je commençais à apprécier énormément cette fille, et cela me serrait le cœur d’apprendre tout ceci.
Heureusement pour moi, le garçon arriva dans la salle commune derrière l’infirmière, et je n’eus pas à fournir de réponse dans l’immédiat. Tant mieux, parce qu’il semblait que j’avais perdu mes mots. Il vint s’asseoir lourdement à ma gauche, la capuche sur la tête et les écouteurs sur les oreilles.
Je vis arriver peu après le quatuor de filles, qui vinrent nous entourer pour faire connaissance. Marina sembla se rembrunir un peu à la vue d’Élie, et je lui demandai donc si elle pouvait m’apprendre quelques trucs sur sa guitare, afin de la détourner de la présence hostile d’Élie. Elle eût l’air de comprendre le but de la manœuvre et ne se fit pas prier pour aller demander sa guitare aux infirmiers. Une fois celle-ci obtenue, Sandrine nous ouvrit la porte de la salle de détente.
Marina me tendit la guitare, que je saisis avant de m’asseoir sur l’unique petit tabouret. Elle s’installa sur le sol en face de moi. Elle me regarda un instant dans les yeux.
- Tu veux apprendre quoi ? me demanda-t-elle.
- C’est une bonne question. Il faut commencer par quoi normalement ?
- Par s’habituer au manche ! dit-elle en riant. Ce n’est pas la partie la plus palpitante par contre.
- Il n’y a pas de morceau simple que je pourrais jouer ?
- J’en connais, mais uniquement dans le style metal. Ça dépend si tu veux en jouer ou non.
- Peu importe, c’est juste pour me frotter un peu à la musique !
Elle me montra à quoi ressemblait ce qu’elle comptait me faire jouer. Ça avait l’air simple à la regarder jouer, mais je ne réussi qu’à sortir des sons discordieux de l’amplificateur. Je tentai pendant encore cinq minutes, mais j’avais si mal aux doigts que j’abandonnai. Cela fit beaucoup rire Marina, qui m’avoua qu’il fallait persévérer pour que la douleur finisse par disparaître. Je préférai la laisser jouer et l’écouter plutôt que de m’y relancer.
Marina jouait encore lorsque le garçon nous fit la surprise d’entrer dans la pièce, presque sans bruit. Nous ne l’aurions probablement pas remarqué si Marina n’avait pas dû effectuer un réglage sur l’amplificateur quelques secondes avant son entrée dans la pièce.
- Je peux rester ici ? demanda-t-il d’une voix grave.
- Bien sûr, lui répondit Marina.
- Faîtes comme si je n’étais pas là.
S’exécutant, Marina commença un autre morceau tandis que le nouveau s’installai sur assis contre le mur d’en face. Elle interpréta une chanson qu’elle n’avait encore jamais jouée en ma présence, et je fus bluffée de la vitesse à laquelle ses doigts glissaient sur le manche ; surtout maintenant que j’en avais constaté la difficulté par moi-même. Elle semblait avoir de l’or dans les doigts, un don pour les disciplines artistiques. La chanson se termina sur un doux tremolo qu’elle fit durer jusqu’à la fin.
- Ça ressemble à du Gojira.
La brusque intervention qui provenait de mon dos me fit sursauter, comme si j’avais déjà oublié sa présence.
- Oui, c’est une de leurs chansons, répondit Marina. J’ai adapté la fin pour qu’elle sonne mieux sans la panoplie des autres instruments.
- Ça rend bien.
- Merci. Tu joues, toi aussi, ou tu te contentes d’écouter ? demanda Marina.
- Je jouais un peu avant, mais j’ai abandonné. Comment vous vous appelez ?
- Marina.
- Mélina, répondis-je à mon tour.
Je m’attendais à ce qu’il se présente lui aussi, mais à mon grand étonnement rien ne venait. Je jetai un œil interrogateur à Marina, qui haussa les épaules en guise de réponse. Ce n’est qu’un instant plus tard, alors que venait de résonner le bruit du four en provenance de la cuisine, qu’il retrouva la parole.
- Moi c’est Jordan.
Il se levait et j’en fis autant, de même que Marina. J’appréciais de ne pas voir le temps passer ici lorsque je restais avec Marina. Il était 15h lorsque Jordan était arrivé, cela faisait donc au moins trois heures trente que nous étions enfermées ici toutes les deux. Je pense que le temps aurait été long sans sa présence.
Les filles attendaient toutes de prendre leur traitement dans le bureau des infirmiers, quant à moi je m’installai à ma place habituelle sur la grande table. Une assiette s’était rajoutée à ma droite, à laquelle vint s’installer Jordan. Les infirmiers ne semblant pas avoir préparé les traitements en avance ce soir là, je restai un moment attablée en silence avec mon nouveau voisin de chambre. Il rompit soudain le silence :
- Tu es ici depuis longtemps ? me demanda-t-il.
- Non, seulement depuis lundi. C’est la première fois que je suis hospitalisée.
- Moi c’est pareil, répondit-il. Je suis venu visiter il y a deux semaines, comme je ne t’avais pas vu je me demandais si tu étais absente au moment où je suis venu ou si tu n’étais pas hospitalisée.
- T’es venu de toi-même aujourd’hui, ou on t’a forcé la main ? demandai-je.
- Mes parents m’y ont obligé. Enfin, c’est plutôt la psychiatre qui leur a forcé la main, comme tu dis. Je ne voulais pas venir. Je n’aime pas cet endroit.
- Comme tout le monde, rigolai-je.
- Hm.
La conversation s’arrêta là et tout le monde arriva pour le repas.
Le repas achevé, tout le monde partit faire son train-train habituel. Je restai avec Marina jusqu’au couvre-feu dans ma chambre, à parler de tout et de rien comme nous le faisions si bien depuis quelques temps. Le quatuor de filles était installé sur les fauteuils de la salle télévision jusqu’à ce que les infirmiers les renvoient dans leurs chambres respectives. Jordan était partit directement dans sa chambre après le repas, je ne pense pas l’avoir entendu en sortir avant que nous allions tous nous préparer pour la nuit.